Herman BRAUN-VEGA
Artiste peintre (1933-2019)

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L’art, la pédagogie et la politique dans l’œuvre d’Herman Braun‑Vega

Par Roberto Gac

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Portrait de Roberto Gac par Braun-Vega
2009
81 × 61 cm - Acrylique sur toile

La peinture d’Herman Braun‑Vega, qui se caractérise par la pluralité et le mélange de différentes sources de toutes sortes (ethniques, esthétiques, historiques) se prête tout particulièrement à l’échange des différents points de vue sur l’art contemporain, mais aussi sur son enseignement dans le milieu universitaire, lycéen et même scolaire. Car l’art, en tant que véhicule de transmission d’une connaissance souvent ancestrale, peut toucher la conscience d’un enfant aussi bien que celle d’un adulte. Herman Braun‑Vega allait lui-même en faire l’expérience.

Son père, voulant conforter ses deux fils aînés dans leur penchant pour la peinture, fit accrocher sur les murs de leur vaste maison à Lima (située en face de celle du peintre Ricardo Grau, dont l’exemple eut une ascendance certaine sur eux) de nombreuses reproductions de grands peintres depuis la Renaissance jusqu’au XXe siècle. Il s’agissait de reproductions relativement petites, toutes de même dimension, indépendamment de la taille réelle de l’original, placées les unes à côté des autres. Dans le salon et la salle à manger prédominaient des œuvres du Quattrocento et de la Renaissance, tandis que tout au long du couloir qui menait aux chambres s’alignaient, comme les fenêtres du couloir d’un train, des reproductions d’Impressionnistes. Dans les autres pièces étaient disposées des reproductions du cubisme et du fauvisme et, à côté de la porte de sa chambre à coucher, se trouvait l’ «Intérieur avec une fille» de Matisse (n°1).

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(n°1) - "l'intérieur à la fillette" de Matisse

Le petit Herman la regardait avec agacement chaque fois qu’il entrait ou sortait de sa chambre. Le foisonnement et l’acidité des couleurs, ainsi que le graphisme quelque peu chaotique, le rendaient même furieux. Mais un jour, alors qu’il approchait de la puberté, le tableau de Matisse déclencha en lui une véritable révélation. « Un matin - raconte Braun‑Vega dans un entretien avec Fernando Carvallo, journaliste et écrivain péruvien - je la "vois". C’est un choc si fort que depuis lors, chaque fois que je me rappelle cet instant, la lumière qu’émettait cette reproduction me remplit de joie. Je crois que ce jour-là je devins peintre ».

Avec l’accord de son père, il s’inscrivit aux cours du soir pour apprendre le dessin et, un peu plus tard, aux cours de peinture dispensés à l’école des Beaux-arts de Lima par Carlos Quispez Asín, peintre muraliste aussi sensible que rigoureux. Celui-ci, voyant la facilité exceptionnelle avec laquelle son élève peignait, lui demanda de travailler avec la main gauche de préférence à la main droite. « Ta main va plus vite que ta pensée - lui disait-il -. Il faut que ta main suive ta pensée et non l’inverse ». Or, dans le cas de son talentueux élève, la discipline conseillée par Quispez Asín était quelque peu inadaptée : il ne savait pas que Braun‑Vega était un gaucher contrarié, malmené par ses professeurs pendant toute sa scolarité pour qu’il devienne droitier ! L’enseignement de Quispez Asín n’en laissa pas moins une trace de grande importance chez Braun‑Vega : avant de prendre les pinceaux et de commencer à peindre, il pense profondément à la conception du tableau de façon à le visualiser intégralement. C’est seulement après cette « vision » intérieure qu’il procède à sa peinture à proprement parler, et cela avec une grande rapidité, sans avoir recours ni à une ébauche ni à un plan préalable de l’œuvre.

En 1951, il quitte le Pérou après un an et demi de formation académique à Lima, pour rejoindre à Paris son frère aîné Max, peintre qui signait Fernando Vega, et s’installe à Saint-Germain-des-Prés, dans l’hôtel du Vieux Colombier tenu par un couple d’artistes. Très vite, il s’intégra au groupe de peintres qui habitaient dans l’hôtel et, jouissant de la proximité du Louvre, s’y rendit assidûment pour étudier les grands classiques, source de la qualité interpicturale de son œuvre à venir. Son contact direct avec les tableaux (et non plus les reproductions) des maîtres tels que Rembrandt, Ingres, Poussin, Hals, Vermeer, etc., lui permit de confirmer que la perspective interpicturale a toujours traversé la peinture et qu’elle est l’une des composantes traditionnelles du classicisme. La soi-disant "création" à partir du néant, la prétendue "originalité absolue", l’œuvre d’art comme métaphore de la "création divine" jaillissant du vide, n’est qu’un leurre qui ne résiste pas à la confrontation avec l’histoire de la culture. L’art est donc (dans l’une de ses dimensions essentielles) communication, transmission, et, par conséquent, aussi apprentissage et enseignement.

Lors de l’inauguration du musée Picasso à Barcelone, en 1968, Braun‑Vega découvrit que le maître espagnol s'était approprié Les Ménines de Velázquez, dont il avait déconstruit et démultiplié le sujet dans une série de 53 tableaux. De retour dans son atelier parisien, Braun‑Vega travailla, à l'instar de Picasso, avec Les Ménines de Velázquez... à travers Les Ménines de Picasso. Le résultat fut une série de 63 tableaux peints en deux mois et demi et un important changement dans son travail, désormais acquis à une technique interpicturale qu’il va développer intensément. Or, l’évolution ne serait pas seulement « formelle » : Braun-Vega confirmera qu’en pratiquant de façon systématique l’interpicturalité, la peinture cesse d’être une fin en elle-même, et devient un « véhicule de la pensée » dans la mesure où l’interpicturalité exige du peintre la mise en action d’une véritable connaissance. « Il est fréquent aujourd’hui – écrit Braun‑Vega dans son article "Nourritures du corps et de l’esprit” paru dans Arts et Lettres, N°7, juillet 1997 - que les artistes s’appuient excessivement sur l’intuition, négligeant la connaissance. Ils prétendent ainsi exacerber leur style et atteindre une plus grande liberté d’expression. L’intuition ne s’acquiert pas, elle est fonction des possibilités réceptives des sens de chaque individu. Vouloir l’isoler de la connaissance équivaut à l’atrophier. La connaissance aiguise et perfectionne notre intuition au fur et à mesure que nous progressons dans notre expérience. Certes, il faut se méfier de l’érudition, car elle peut effectivement inhiber notre intuition. Dans l’art, comme dans toute discipline humaine, le moment optimal pour l’invention ou la découverte est celui où notre intuition entre en contact avec les limites de notre connaissance, là où commence notre ignorance. »

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(n°2) - La melancolia de Don Pablo
(Vélasquez, Rembrandt, Ingres, Duncan)
2005
200 x 200 cm - Acrylique sur toile

Prenons comme exemple de la pensée picturale de Braun‑Vega « La Mélancolie de Don Pablo » (n°2), le tableau qu’il conçut spécialement pour sa rétrospective au château de Valderrobles (Teruel, Espagne) en 2006. Dans ce tableau l’artiste situe au centre de la toile un Pablo Picasso triste et déprimé face à ce qui pourrait être l’une des victimes des attentats terroristes du 11 mars 2005 à Madrid, dont l’information par voie de presse apparaît derrière lui sur un autre tableau peint à l’intérieur du tableau.

Dans ce deuxième tableau, apparaissent Velázquez et Rembrandt avec une attitude de compassion. La « mise en abîme » interpicturale est d'une extraordinaire profondeur, d’autant plus que les figures de Velázquez et de Rembrandt correspondent à leurs propres autoportraits, mis dans une sorte de cube transparent qui aurait pu être dessiné par Francis Bacon. Et derrière le tableau contenant les autoportraits, apparaissent encore d’autres tableaux, l’un qui aurait pu être peint par Picasso lui-même et l’autre, par Ingres. Tous ces personnages consternés et mélancoliques qui occupent une moitié de la toile, tournent le dos à l’autre moitié où apparaît une ravissante jeune fille métisse. Celle- ci a devant elle un plateau qui déborde de fruits provenant aussi bien d’Orient que d’Occident et regarde à travers une fenêtre-balcon le village de Valderrobles et son superbe château. C’est elle qui, attirée par la lumière du jour, introduit la vision d’une autre possibilité que la violence. C’est elle qui rappelle au spectateur que la beauté et la bonté de la nature, ainsi que l’amour qui semble habiter son corps et son attitude pourtant grave, sont toujours là, à la disposition de l’être humain pour peu que celui-ci ouvre les yeux. C’est peut-être le rôle le plus haut de la peinture, de l’art : ouvrir les yeux du spectateur et éveiller sa conscience.

Dans « Rencontres inattendues sur le Vieux Port » (n°3) on décèle aisément la pensée de Braun‑Vega sur le syncrétisme de la nature et de la société. La scène a lieu sur un quai du vieux port de Marseille.

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(n°3) - Rencontres inattendues sur le Vieux Port
(Vélasquez)
2008
146 x 146 cm - Acrylique sur toile

« De tous temps - signale le peintre dans un dialogue avec Lauro Capdevila, docteur en Etudes Hispaniques et Latino-Américaines - les rivières, les mers et les océans ont été des voies de conquêtes et d’échanges, facilitant métissage et syncrétisme. Puisque ce sont les sujets de ce tableau, le Vieux-Port de Marseille me semblait parfait comme décor. D’ailleurs, sur la table de la marchande de fruits et légumes, on peut apercevoir des oranges qui viennent d'Asie, des bananes qui viennent d’Afrique, des tomates, du maïs, des avocats et des pommes de terre, qui ont du été cultivés en Amérique latine bien avant l’arrivée des Espagnols, et qui, par exemple, durant les XVIIIe et XIXe siècles, ont sauvé de la famine les populations européennes. Voilà un exemple de syncrétisme pacifique. La marchande de légumes qui nous tourne le dos, au premier plan du tableau à droite, est un personnage que je tire des « Fileuses », le tableau de Velázquez. Le geste de la jeune femme qui travaille la laine devient dans mon tableau un geste de rejet de la Péruvienne qui est debout à gauche. Cette jeune femme pourrait être la fille ou la petite-fille d’un réfugié espagnol de 1939 et elle semble oublier que tous les produits qui sont sur sa table sont conséquence de la colonisation des autres continents. A ses pieds, un petit chien aboie furieusement contre l’importune. Lorsqu’on apprend l’Histoire de l’Amérique, on parle de chevaux, d’armures, d’armes à feu, en oubliant l’importance de l’existence des chiens que les Espagnols avaient élevés et déjà utilisés contre les Maures pendant la Reconquête, et qui ont servi au moment de la colonisation comme instrument de guerre contre les populations indigènes. »
Vers l’angle inférieur gauche du tableau se trouve une boîte en carton avec le logotype Coke, utilisée comme poubelle et, à côté, un tas de journaux froissés. « On n’a pas oublié que le président cow-boy Reagan, parlant du continent au sud des Etats‑Unis, avait répété en son temps que c’était l’arrière-cour et le potager des U.S.A. Dans les journaux froissés éparpillés autour, on découvre le dernier discours de Bush adressé à l’Amérique, ainsi qu’une information à propos de la pollution d’une rivière en France et d’un violent tremblement de terre au Pérou. Au deuxième plan on voit, face aux deux marins-pêcheurs, une jeune fille souriante. c’est la seule qui regarde vers nous. C'est une métisse originaire des départements français d’outre-mer. C’est la seule qui donne l’impression d’être à l’aise dans cette rencontre. »
Le syncrétisme opéré par la nature (concept fondamental de la pensée de Braun‑Vega) est bien plus généreux et solidaire que celui réalisé par la société humaine.

L’une des études consacrées ces derniers temps à l’œuvre de Braun‑Vega est celle de Manuel Siurana, enseignant d’art dans le secondaire à Barcelone, qui conçut un livret hautement didactique, Braun‑Vega y sus maestros. Un recorrido por la historia del arte (Braun‑Vega et ses maîtres. Un parcours à travers l’histoire de l’art), destiné aux élèves espagnols. Dans ce livret, l’auteur analyse et décompose plusieurs exposés lors de la rétrospective au château de Valderrobres, établissant un lien visuel et précis entre les images brauniennes et les œuvres classiques où le peintre puisa ses références interpicturales. Le résultat en est une promenade à travers l’histoire de l’art, destinée à développer chez les jeunes élèves l’intérêt pour la peinture. Braun‑Vega qui (suivant son habitude avec les écoliers français) avait reçu et accompagné personnellement des centaines d’enfants et d’adolescents venus des écoles de la région pour voir son exposition au château, rencontra à Barcelone, après la clôture de la rétrospective, des élèves de Manuel Siurana dans l’amphithéâtre du lycée. En utilisant la projection sur écran de ses tableaux inclus dans le livret, le peintre péruvien put échanger ses idées sur l’art avec de nombreux jeunes espagnols qui trouvèrent l’occasion de dialoguer, d’une façon vivante, sur les données de la peinture d’aujourd’hui.

En France, la reconnaissance de la valeur pédagogique de l’œuvre de Braun‑Vega date des années 80-90. Les professeurs d’espagnol et les organisateurs des épreuves du baccalauréat découvrirent dans sa peinture un véritable gisement d’images pour illustrer les textes scolaires et les épreuves d’examens sur la langue espagnole et sur l’histoire de l’art. En 1994, dans le cadre d’une stratégie expérimentale concernant l'éducation artistique, cette reconnaissance devint officielle. Un accord fût signé entre les ministères de l’Education Nationale, de la Culture et de la Francophonie, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, de la Jeunesse et des Sports. Voici ce que Bernard Gérard, Préfet de la région Centre et du Loiret, et Patrick Gérard, Recteur de l’Académie d’Orléans-Tours, Chancelier des Universités, écrivaient aux fonctionnaires responsables de la culture dans le département du Loiret, l’un des treize sites choisis pour lancer cette expérience : « Pour mieux rendre public le sens de cette expérimentation destinée à renforcer le partenariat et à rendre l’Art et la Culture accessibles à tous, l’exposition des œuvres de Braun‑Vega est l’un des signes visibles d’une volonté de concertation. Elle portera en outre dans l’Académie d’Orléans-Tours le message de cette politique. La peinture de Braun‑Vega, au travers d’une vision qui lui est propre et qui appartient à un autre continent, reflète notre patrimoine, nos références culturelles, nos mythes. En ce sens, elle nous renvoie notre image et nous engage à une réflexion sur notre identité. Elle est aussi une invitation à comprendre l’Autre. C’est en quoi elle nous intéresse aujourd’hui. L’Art et la Culture sont porteurs d’une connaissance qui installe l'harmonie là où règne le désordre. Et aujourd’hui est toujours vraie l’affirmation de Malraux : “L’art est un anti-destin” ». Depuis lors, des centaines de milliers de lycéens et d’étudiants universitaires français ont eu accès à cette vision profondément humaniste de l’art et cela grâce à un peintre venu d’Amérique Latine.

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(n°4) - ¡ Traga ! (Goya)
1991
200 x 150 cm - crayon et fusain sur toile et cadre en bois polychrome
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(n°5) - ¡ Corre ! (Goya)
1991
200 x 150 cm - crayon et fusain sur toile et cadre en bois polychrome

Jorge Semprún, Ministre de la Culture du gouvernement espagnol de Felipe González entre 1988 et 1991, légendaire résistant antifranquiste et prestigieux écrivain francophone, saisit l’importance de l’œuvre de Braun‑Vega en tant que lien entre cultures, races et continents différents. En 1992 il organisa une rétrospective de son travail au Museo Español del Arte Contemporáneo à Madrid, dans le cadre du Quinto Centenario del Encuentro de Dos Mundos, le cinquième centenaire de la conquête de l’Amérique par les Espagnols. Jorge Semprún, ami de longue date de Braun‑Vega (son portrait - acrylique sur bois, 126cm x 93cm, 1978 - l’un des plus intéressants de la série de portraits peints entre 1978 et 1984 est, en quelque sorte, le témoignage de cette amitié) mit l’accent sur l’aspect politique de sa peinture, s’appuyant sur les dessins (crayon et fusain sur toile) de la série « Pérou- Espagne ». Dans ces dessins (¡ Traga !, ¡ Corre !, ¡ Sopla !, ¡ Muere !, n°4-5-6-7), tous de grandes dimensions (200cm x 150cm), tracés d’un seul geste comme « En la parillada » et « El General dice que no pedirá perdón » (n°8-9), l’interpicturalité s’établit principalement avec les gravures de Goya, Los horrores de la guerra, et le Guernica de Picasso.

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(n°6) - ¡ Sopla ! (Goya)
1991
200 x 150 cm - crayon et fusain sur toile et cadre en bois polychrome
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(n°7) - ¡ Muere ! (Goya)
1991
200 x 150 cm - crayon et fusain sur toile et cadre en bois polychrome

Jorge Semprún se demande : « Que reste-t-il de cette tradition espagnole bureaucratique, militariste, opprimante (qui n’est pas seulement une tradition dans la relation avec l’Amérique ; elle est aussi une tradition en Espagne) ? Qu’en reste-t-il ? Il y a des choses qui circulent dans ces peintures, qui restent et que nous partageons. Tout d’un coup, nous sommes au même niveau, parce que des personnages goyesques, sortis directement de la guerre d’indépendance contre Napoléon, se retrouvent dans des contextes latino-américains, et c’est ce que nous avons en commun. » En effet, si l’art et la pédagogie ne peuvent pas aujourd’hui être dissociés, l’art et la politique non plus.

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(n°8) - En la parrillada (Goya, Picasso)
1991
143 x 117 cm - crayon sur toile et cadre en bois polychrome
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(n°9) - El general dice que no pedirá perdon (Goya)
1991
117 x 143 cm - crayon sur toile et cadre en bois polychrome

En 1973, alors que Braun‑Vega travaillait avec L’enlèvement des Sabines de Poussin, le coup d’état au Chili et la mort de Salvador Allende renversé par le général Pinochet provoquèrent une profonde commotion dans son esprit. Et, tout comme Picasso qui, après le bombardement de Guernica par l’aviation nazie, peignit dans la douleur et la colère son chef-d’œuvre le plus célèbre, Braun‑Vega dénonça, à travers l’interpicturalité, la barbarie des dictateurs latino-américains et l’impérialisme des États-Unis. La violence présente dans L’enlèvement des Sabines de Poussin (violence exercée par les Romains contre le peuple pacifique des Sabins, qui ne s’attendaient pas à être attaqués brutalement par leurs voisins) fut transposée dans la série des Enlèvements à la chilienne, composée de plusieurs tableaux peints à l’acrylique sur bois.

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(n°10) - Enlèvement à la chilienne III (Poussin)
1973
165 x 111 cm - Acrylique sur toile

Dans Enlèvement à la chilienne III (n°10), outre les soldats qui attaquent les civils et violent les femmes, on voit, en bas du tableau, une colombe tuée par une flèche jaillissant d’une photographie de Pinochet, entouré de ses acolytes.

Poussin à la miche de pain (n°11), tableau qui s’ajoute à cette série, met en relief plusieurs éléments du classissisme de Nicolas Poussin, à travers son autoportrait de l’année 1650.

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(n°11) - Poussin à la miche de pain (Poussin)
1973
111 x 111 cm - Acrylique sur bois

Poussin à la miche de pain, d’une grande richesse conceptuelle, permet différents points de vue sur sa composition. Au dos de la toile retournée peinte par Braun‑Vega, on découvre le « rectangle d’or », subtile figure de la géométrie pythagoricienne utilisée souvent par les maîtres classiques. Et, peinte dans une grande précision dans le détail, une grosse miche de pain rappelle, comme la pièce de monnaie en argent exhibée par Poussin lui-même, la nécessité et le droit du peintre de gagner sa vie avec son métier. Le visage de Poussin est partiellement couvert (en guise de protection ?) par une vitre transparente , découpée suivant son profil. Accrochée contre le rebord inférieur de la vitre on aperçoit une photographie déchirée de Salvador Allende et, sur le carton à dessins tenu par Poussin, l’inscription « Mai 68 », comme si Braun‑Vega voulait insister sur le contraste entre la courageuse expérience de l’Unité populaire chilienne et la timide tentative révolutionnaire de Mai 68. Grâce à un jeu optique magistral, le regard de Poussin est dédoublé par la plaque de verre : l’un, ordinaire, fixe de face le spectateur du tableau, et l’autre ( de profil comme celui d’un oiseau) le fixe à travers un trou dans la vitre. Pour le connaisseur des symboles ésotériques, ce regard renvoie au « troisième œil » du diadème de Pallas Athénée, l’arrière la plan symbolise-t-il tableau couleurs de du au déesse de son celui de Braun‑Vega, la déesse peinte par Poussin dans un angle à l'arrière plan de son autoportrait. Ce « troisième œil » symbolise-t-il celui de l'artiste, l’œil qui dans le tableau de Braun‑Vega, en séparant comme un prisme les couleur du spectre solaire, introduit la beauté et la conscience dans la vie humaine ? Maintes interrogations et commentaires sur cette toile très complexe, peinte en interpicturalité avec l’un des chefs d’œuvre du classicisme ésotérique, restent possibles. Mais ici l’important c’est de signaler – comme le montre Braun‑Vega - que l’art et la politique ne s’excluent nullement l’un l’autre.

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(n°12) - Un charnier de plus... (Ingres, Picasso)
1984
195 x 300 cm - Acrylique sur toile

D’autres tableaux mettent l’accent sur la responsabilité des Latino-américains eux-mêmes pendant la noire période qui assombrit l’Amérique Latine dans la deuxième moitié du XXème siècle. Dans Un charnier de plus... (n°12), tandis que la Sphinge interroge Œdipe au bord d’une plage près de Lima, des jeunes hommes anonymes dans leur maillot de bain (guérilleros ? policiers ? simples vacanciers ?) jouent au football à proximité d’une Jocaste picassienne en train de se suicider avec une corde nouée autour de son cou, les jambes recouvertes de journaux qui dénoncent la violence et les pillages de l’Amazonie. « Qui sont les auteurs de ces crimes ? » semble demander la Sphinge à Œdipe à propos des ossements et des restes humains éparpillés à côté du rocher sur lequel il s’appuie. Comment faire la différence entre les assassins et les innocents parmi des hommes à l’apparence pacifique et identique ? Voilà l’énigme !

En 1983, Braun‑Vega peint Bolívar, Luz y Penumbras (n°13) diptyque spectaculaire qui résume l'essentiel des luttes pour l’indépendance latino-américaine aux XIXe et XXe siècles. Dans le volet gauche apparaît Bolívar, le personnage historique le plus décisif du combat contre l’empire espagnol, né à Caracas, la capitale du Venezuela, en 1783. « El Libertador » (Le Libérateur) était un «humaniste généreux, un penseur à la politique visionnaire dont la pensée est toujours valable», écrit Braun‑Vega dans ses “Notes pour une lecture critique du diptyque”. « Il me semble important de représenter picturalement le Bolívar qui se trouve à l’ombre du Libérateur - précise-t-il - . Or, la plupart des portraits réalisés par des artistes contemporains ou postérieurs à lui, le montrent en uniforme militaire. » Et Braun‑Vega de faire un portrait s’écartant des icônes traditionnelles, pour s’appuyer sur la description physique du héro, telle qu'elle a été faite en 1825 par O'Leary. Cette nouvelle représentation, plus fidèle à l'Histoire, se trouve dans le volet gauche du diptyque : derrière un Bolivar habillé en civil, à l’allure d’un professeur qui tient dans sa main le projet d’une loi sur l’éducation donnant les mêmes droits aux enfants indiens qu’aux enfants créoles, on voit des ouvriers travaillant à la construction d’un bâtiment, près d’un paysan qui laboure la terre : « Le semeur et les maçons symbolisent la volonté bolivarienne d’obtenir une symbiose entre la culture aborigène (représentée par le bâtiment en torchis, architecture en terre d’origine séculaire et tellurique) et la culture occidentale (représentée par lui-même, les habits, la pelle, les tuiles, le journal, etc.) L’inscription « PATRIA O MUERTE » sur le mur doit être prise dans sa signification bolivarienne, dans le sens généreux de « Patrie Américaine » et non pas dans le sens restreint et mesquin d’un nationalisme diviseur », note Braun‑Vega dans l’analyse de son tableau.

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(n°13) - Bolivar, luz y penumbras (Goya)
1983
150 x 300 cm - acrylique sur bois - diptyque

Sur le journal jeté dans un coin aux pieds de Bolívar, on voit un gros titre « Serán juzgados como traidores » (ils seront jugés en tant que traitres) phrase imprimée dans un quotidien de Lima commentant un discours du Président Belaúnde Terry contre les guérilleros de « Sendero Luminoso » (Sentier Lumineux). Peints en caractères rouges sur les titres, il est possible de déceler les noms des vrais traitres, les premiers présidents du Pérou, Riva Aguero et Torre Tagle. « Ces présidents organisèrent en secret le retour des Espagnols au Pérou, trahissant la nouvelle république péruvienne et Bolívar. Ils ne seraient pas les seuls, au contraire. Ils sont les représentants typiques jusqu’à la caricature des dirigeants qui, presque sans exception, vont gouverner par la suite le Pérou et le reste des pays latino-américains », précise encore Braun‑Vega dans ses notes.

La luminosité, l’ambiance pacifique et prospère du volet gauche contraste avec la noirceur ombrageuse du volet droit du diptyque, où le personnage principal est Fernando VII, le roi-empereur dont l’évincement temporaire par Napoléon facilita le processus d’indépendance de l’Amérique hispanique. Aux pieds et derrière le monarque au regard arrogant et à l’air auto-satisfait, presque goguenard, s'entassent des morceaux de cadavres ensanglantés et des hommes suppliciés pris en interpicturalité de Los horrores de la guerra de Goya. Au milieu de tant d’horreurs, de sang et de mort, apparaît une jeune mère indienne allaitant son fils, tandis que ses yeux se fixent sur la croix que Fernando VII tient à la façon d’un bâton de commandement ou, peut-être, d’un instrument de torture. La luminosité naturelle du volet gauche du diptyque est ici remplacée par la luminosité artificielle d’un néon à la couleur rose dans l’angle supérieur droit du tableau, où semble clignoter le mot «Wrongdoing». Ce mot anglais (qu’on pourrait traduire par «mauvaise conduite») est mot utilisé par le président américain Théodore Roosevelt (1901-1909) dans son interprétation de la célèbre «doctrine Monroe», pour justifier l’intervention des Etats‑Unis dans les pays latino-américains lorsque ceux-ci se seraient «mal conduits» à l’égard des intérêts de la Maison Blanche.

D’une écriture suffisamment lisible, Braun‑Vega inscrit à la craie, sur un tableau noir derrière Fernando VII, les noms des quelques présidents américains du XXe siècle qui ont, eux, « mal agit » (wrongdoing) contre l’Amérique Latine : Eisenhower (Guatemala, 1954), Kennedy (Cuba, 1961), Johnson (République Dominicaine, 1965), Nixon (Chili, 1973), Reagan (Grenade, 1983). « Ce tableau ensanglanté - poursuit Braun‑Vega dans cette même note- nous montre le passage de l'Amérique Latine d’une colonisation espagnole à un néocolonialisme d’ingérences et d’agressions ». Et, citant une lettre de Bolívar adressée au Colonel Campbell en 1829, il rappelle que « ... Les Etats‑Unis semblent destinés par la Providence pour accabler de misère l’Amérique au nom de la liberté ».

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(n°14) - La leçon à la campagne (Rembrandt)
1984
195 x 300 cm - Acrylique sur toile

Un des plus frappants tableaux peints par Braun‑Vega dans les années 80 est Une leçon à la campagne... (n°14). La toile semble présenter au spectateur non pas le cadavre étudié par le docteur Tulp devant quelques bourgeois et médecins d’Amsterdam, mais celui de Che Guevara, torturé et assassiné par les militaires latino-américains en connivence avec la CIA. Et pourtant, prouesse de l’artiste, le Che n’apparaît nulle part. En réalité, l’élément plastique qui permit au peintre ce jeu interpictural magique, c’est la position et l’attitude de son cadavre photographié par ses geôliers, données qui rappellent celles du cadavre de La leçon d’anatomie de Rembrandt.

Le cadavre peint est bien celui d’Adrien Adrienz, probablement un camarade d’enfance de Rembrandt (comme Braun‑Vega le découvrit lui-même en explorant des archives sur le maître hollandais) et les bourgeois qui l’entourent sont bien les bourgeois et les médecins d’Amsterdam, mais les autres personnages (l’officier « facho » et les ménagères insouciantes et complices des méfaits commis par les militaires), sont bel et bien des Latino-américains.

Dans Double éclairage sur Occident (n°15), chef d’œuvre où la lumière et l’instantanéité égalent celles des Ménines de Velázquez, Braun‑Vega revient sur un fait politique qui, à l’époque, avait provoqué une polémique mondiale : au fond du tableau, sur le miroir qui dans les Ménines de Velázquez reflète les rois d’Espagne, on surprend le pape Jean-Paul II (avec, sur les genoux, un journal illustré par la photographie de Klaus Barbie) aux côtés de son invité au Vatican, Kurt Waldheim, l’ancien Secrétaire Général de l’ONU dont le passé nazi ne fut pas un obstacle pour devenir président d’Autriche.

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(n°15) - Double éclairage sur Occident (Velázquez et Picasso)
1987
195 x 262 cm - Acrylique sur toile

A côté du miroir, un « mulato » à la nudité troublante, accompagné d’un couple latino-américain, prend la position et l’attitude de Velázquez dans les Ménines. A son insu, l’observateur du tableau est pris dans un jeu de références spatio-temporelles très subtiles, qui le font participer personnellement - matériellement - au mouvement d’une œuvre dont la densité conceptuelle rappelle analogiquement la Théorie de la Relativité.

De nos jours, l’œuvre et l’influence de Braun‑Vega continue à se développer. Le 19 juin de cette année 2009 eut lieu à La Sorbonne une table ronde sur son travail dans le cadre du colloque international Réécritures et transgénéricités, organisé par Milagros Ezquerro, professeur d’Histoire de l’Art et chercheur au CNRS. Pendant deux heures, le peintre, s’appuyant sur des projections de tableaux, détailla sa vision de la peinture et de l’interpicturalité. Plusieurs spécialistes venus du Brésil, des États-Unis, d'Italie, d'Espagne, de Roumanie, d’Argentine et de France ont pu débattre avec le maître péruvien de sa technique picturale et de sa pensée autour des différents mémoires : la mémoire « sociale » relative à l’histoire du monde, la mémoire « individuelle » qui concerne chaque spectateur, et la mémoire « historique » qui correspond à celle de l’histoire de l’art. Cette vision de la mémoire (à rapprocher de celle des spécialistes français tels que Ribot, Janet, Bergson et même Proust) contribue à rendre sa clarté à la peinture braunienne, toujours accessible à un niveau ou un autre pour le spectateur en fonction de son développement intellectuel et de son niveau culturel.

Le jour de l’inauguration de la dernière rétrospective en date de Braun‑Vega (« Mémoires », Maison des Arts, Antony, 2009),l’ambassadeur du Pérou en France saluant en son compatriote l'un des plus importants peintres d’Amérique Latine, mit l'accent sur la qualité multiculturelle d'une peinture qui permet, dans l'espace d'un seul tableau, de voyager à travers le temps. Effectivement, la dimension spatio-temporelle et l'exploration de la lumière (thèmes privilégiés de la physique quantique et de la théorie de la relativité) sont constamment en jeu à l’intérieur de la dialectique propre à ses tableaux, générant l’exceptionnelle vivacité des personnages de la narration picturale. Ainsi, ce qui ne peut pas être vécu dans la « réalité réelle », décisive pour la logique et la science aristotélicienne, prend vie dans le « choc interactif » entre le tableau et l’esprit du spectateur, qui peut être un enfant, une ménagère, un ouvrier ou un professeur de physique nucléaire, tous situés sur un même niveau de référence par la qualité de la construction visuelle de Braun‑Vega.

2005_Don_Pablo_baila_un_huayno_bajo_la_mirada_sorprendida_de_Matisse_Matisse_Picasso_at_200x200.jpg
(n°16) - Don Pablo baila un huayno bajo la mirada sorprendida de Matisse
2005
200 x 200 cm - Acrylique sur toile

Par exemple, dans le tableau qui illustre la couverture du catalogue de l’exposition (Don Pablo baila un huayno, n°16), Picasso danse un « huayno » (danse folklorique péruvienne) devant son ami Matisse au son d’une « zampoña », la flute de pan précolombienne, dont un indien joue face à une spectatrice métisse, tous éclairés par la lumière spectrale de la lampe de Guernica.

Et derrière la scène centrale (fictive comme une pièce de théâtre) on aperçoit, par-delà une sorte de porte ouverte sur le « monde réel », une plage baignée par l’océan et un chien qui aurait pu s’échapper d’un tableau de Velázquez. « Le contenu narratif du tableau - nous raconte Braun‑Vega dans le catalogue de l’exposition - est une réflexion sur l’amitié et la compétition fraternelle qui a réuni leur vie durant ces deux grands maîtres. Matisse observe mi-amusé, mi-étonné, Picasso qui se met en scène (comme il en avait l’habitude) en dansant au son de la musique jouée par la zampoña. Il y a plusieurs rappels interpicturaux : une photo faite par Duncan, où on voit Picasso en train de danser, des fragments des Demoiselles d’Avignon dessinées sur le mur du fond, et enfin, un nu bleu tiré d’une œuvre de Matisse. En plus, réunissant ces fragments, on trouve des réinterprétations de fragments de Guernica et des Ménines, à la manière de Picasso. »

S’il est possible de déceler dans la production braunienne une puissante pensée esthétique, pédagogique et politique, il est possible aussi d’y ressentir la présence d’un sentiment intense. L’amitié (comme celle entre Matisse et Picasso) est au départ de la majorité des portraits des artistes et des écrivains qui ont croisé sa trajectoire vitale. Jorge Semprún, Alfredo Bryce Echenique, Julio Ramón Ribeyro, Jean-Michel Ribes, Alain Jouffroy, parmi les écrivains; Fromanger, Dewasne, Velickovic, Erro, Arroyo, Aillaud, Williams S. Hayter, Wifredo Lam, parmi les peintres, sont quelques-uns des artistes qui ont établi une relation amicale, à la fois de réflexion et de travail, avec Herman Braun-Vega. De même, la solidarité indéfectible envers les peuples opprimés par les nantis et les détenteurs du pouvoir, quelle que soit leur idéologie politique, est constante dans son œuvre et dans sa vie. L’humanisme donc, dans le meilleur sens du mot « humanismus » (théorie dont le but est l’épanouissement de l’être humain) est sans doute la caractéristique axiale de sa philosophie de l’existence et le sens ultime de son œuvre picturale.

Morigny, Septembre 2009 www.roberto-gac.com