Herman BRAUN-VEGA
Artiste peintre (1933-2019)

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Biographie

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Frontière de cultures

par H.B-V. (2013)

Herman Braun-Vega dans son atelier - Arcueil 2004
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Ma mère en 1933

Je suis né à Lima au Pérou le 7 juillet 1933, à midi moins le quart les pieds devant. Lima, 1947 : mon frère Max (Fernando Vega), mon aîné de dix-sept mois, veut être peintre. Nous sommes les aînés de deux garçons et une fille : Berti, architecte-urbaniste; Alex, designer; Aurora, peintre et dessinatrice.

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Mon père et Max

Mon père achète des reproductions (éditions Braun, Paris) allant de la Renaissance italienne aux Cubistes et les fait encadrer. Notre maison est grande mais il y a tellement de reproductions qu’il devient nécessaire de les accrocher les unes à côté des autres, comme les fenêtres d’un train. L’uniformité des dimensions rend l’illusion encore plus manifeste. Une aquarelle de Klee a la même taille que la Leçon d’anatomie du docteur Tulp de Rembrandt.

Je découvre la peinture tardivement, à quatorze ans. Je reste sous le charme de certaines images, d’autres me dérangent, le cubisme et le fauvisme me mettent en colère. La reproduction « l’Intérieur à la fillette » de Matisse (1905-1906) est accrochée au mur à droite de la porte, dans la chambre que je partage avec mon frère. Elle me nargue tous les matins, avec ses couleurs acides et son graphisme négligent, qui offensent mon regard. Des mois plus tard, un matin, je la « vois ». C’est un choc si violent que depuis, chaque fois que je me rappelle cet instant, la lumière que dégageait cette petite reproduction m’emplit de joie. Je crois que ce jour-là, je suis « devenu peintre ».

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"l'intérieur à la fillette" de Matisse
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Mes frères et soeur

Je voudrais signaler pour ceux qui ne connaissent pas l’Amérique latine, que le Pérou, comme les autres pays de la région, est le résultat du métissage, c’est-à-dire de l’implantation de groupes humains issus de tous les continents. C’est notre ascendance mutuelle et commune qui crée une particularité culturelle. Au Pérou, nous qui sommes éduqués en accord avec les valeurs occidentales, contrairement à ceux qui naissent en Europe, nous formons une frontière de cultures, dans la mesure où d’autres communautés, en particulier la communauté indigène, coexistent au sein de la même société. En ce qui me concerne, ma famille maternelle est métisse et implantée au Pérou depuis tant de générations que l’identité péruvienne est naturelle et ne suscite aucune réaction. Je suis en quelque sorte un métisse de la première génération.

Mon père, qui était juif, est né en 1902 sous l’empire austro-hongrois, dans la ville de Stuhlweissenberg [Székesfehérvár], aujourd’hui territoire hongrois. Pour connaître ma mère, il lui fallut parcourir plus de treize mille kilomètres puisqu’elle était née à Iquitos, capitale de l’Amazonie péruvienne, au sein d’une famille catholique, même si elle fut éduquée dans la foi protestante. Tout cela crée un métissage total, non seulement ethnique, mais aussi culturel et religieux. Jamais je ne me suis senti installé dans la culture et la société péruviennes. Depuis ma plus tendre enfance, j’ai été confronté à un questionnement autour de mes origines qui peu à peu a trouvé son expression dans mon œuvre, faisant partie intégrante de ma vitalité. Mes réactions, parfois rapides et violentes, proviennent de la sensation que j’ai toujours eu d’être « entre deux chaises ».

Lorsque j’étais enfant, j’allais rendre visite à ma grand-mère paternelle (qui n’a jamais appris le castillan et était si âgée qu’elle ne se levait pratiquement jamais de son fauteuil). Je jouais à glisser sur les dalles du salon et m’arrêtais juste devant elle. Elle me disait alors en allemand, d’une voix tendre « Du bist verruckt, mein Kind». Moi, je croyais que cela voulait dire « Je t’aime beaucoup, mon petit» Mais bien des années plus tard, j’ai découvert que ce qu’elle me disait signifiait « Tu es fou, mon enfant ». Le décalage entre la phrase de ma grand-mère et ce que je «traduisais» illustre sans doute les différences qui existent dans la manière d’aborder la culture occidentale entre un latino-américain et un Européen.

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École des Beaux-Arts de Lima, 1950

En 1950, alors que j’avais à peine dix-sept ans, j’ai intégré l’école des beaux-arts de Lima, où j’ai passé un an et demi. J’ai eu comme professeur Carlos Quispez Asin, excellent maître, qui me conseilla de travailler avec la main gauche, car, d’après lui, ma main droite allait plus vite que ma pensée. Ce qu’il ignorait, c’est que j’étais un gaucher contrarié. Durant mon enfance, être gaucher constituait une espèce de tare qui devait être combattue. Cette expérience précoce avait été si traumatisante pour moi que, lorsque l’on me propose d’utiliser la main gauche, je préfère consacrer plus de temps à la réflexion, avant de passer à l’action picturale.

Au cours des dix-huit mois passés à l’école, l’œuvre de Cézanne exerça une influence prépondérante sur moi. Aujourd’hui encore, il n’y a pas de musée au Pérou où l’on puisse voir les œuvres des grands maîtres Tout ce que je connaissais d’eux, je le connaissais à travers des reproductions.

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Mon frère Max, "Fernando Vega", Paris, 1951
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Mon frère Max, Paris, 1965

Mon frère Max, qui signait Fernando VEGA, a décidé début 1951 de venir à Paris.
C’était une personne charismatique, d’une grande capacité intellectuelle, qui influença toute une génération d’artistes. Il avait des difficultés techniques pour peindre, alors que moi j ‘étais très habile, mais sa capacité d’analyse me faisait défaut. Au commencement de nos carrières, son œuvre avait plus de profondeur que la mienne, par malheur il est décédé très jeune à l’âge de 33 ans. Je suis certain que sans cela, il serait aujourd’hui reconnu comme un grand artiste. Il m’a fallu lutter pour que mes aptitudes techniques se mettent au service de mon intellect et non l’inverse.

Je suis arrivé à Paris à la fin de l’année, peu après mon arrivée, mon frère m’a présenté Jean SENAC, le poète « pied-noir » né en Algérie, qui fut assassiné dans les années 70. Ce fut l’un des premiers assassinats politiques, de ceux qui aujourd’hui encore saignent ce pays extraordinaire.

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Avec Nicole et Senac, Paris, 1960

Jean nous présenta Louis NALLARD et Maria MANTON, deux excellents peintres qui comptent encore parmi mes amis. A cette époque, pour vivre, ils travaillaient comme gérants de l’hôtel du Vieux-Colombier et logeaient à tous les étages des peintres, des écrivains, des musiciens, des dessinateurs… Au dernier étage, par exemple, vivait POLIAKOFF. Il gagnait sa vie en jouant de la guitare dans les restaurants russes de Paris. Vivre dans cet hôtel fut pour moi, péruvien tout juste débarqué, une manière privilégiée d’intégrer le milieu artistique.

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Carnaval,
Hôtel du Vieux Colombier, 1952

A Paris, j’ai eu pour la première fois l’opportunité de voir les œuvres originales de ces maîtres. Mon premier contact fut décevant. Comparées aux petites reproductions que je connaissais, les oeuvres originales me semblaient poussiéreuses. La quadrichromie et la taille des reproductions occultaient la gestuelle et les couleurs semblaient plus brillantes et violentes. Seule l’œuvre de Van Gogh m’a donné l’impression d’une peinture encore fraîche.

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À Saint-Germain-des-Prés, 1952

A Paris, je peignais dans les chambres d’hôtel où je me trouvais, mais je ne me suis jamais inscrit dans aucune école d’art. A compter de cette date, mon apprentissage s’est réalisé au contact des œuvres dans les musées et à travers le dialogue avec les plus importants artistes que j’ai côtoyés. Grâce à eux, j’ai pu perfectionner aussi bien ma technique picturale que ma réflexion conceptuelle.

Au début des années 50, la France se remettait tout juste de la guerre et il y avait peu de galeries. Pour les jeunes artistes, il était très difficile d’y exposer, et encore plus difficile de vendre des tableaux. Contrairement à ce qui se passe aujourd’hui, les galeristes, à quelques rares exceptions près, attendaient que les artistes aient plus de trente ans pour les prendre en considération.

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Première exposition
1952 - Salon d'Automne, Paris
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Mon fils, Éric, 1952

Mon fils Éric est né en octobre 1952. Il fallut donc devenir raisonnable et chercher du travail. J’ai eu la chance d’entrer dans l’atelier de l’un des grands designers de l’époque, Jean Royere, qui voulait ouvrir une agence de design à Lima, tâche pour laquelle j’ai été formé.

Courant 1955, je suis retourné à Lima, où j’ai fondé une agence, associé à l’architecte Juan Gunther. L’agence travailla au Pérou ainsi que dans d’autres pays d’Amérique latine durant dix ans.

Pour ne pas devenir un peintre du dimanche, j’ai cessé de peindre pendant huit ans. J’ai alors réalisé que ma vrai vocation était la peinture. Parce que cela devenait pour moi une nécessité de plus en plus pressante. Le succès professionnel comme Designer m’empêchant de peindre, j’ai décidé de partir pour l’Europe en 1963 et, en attendant, je me suis remis à peindre à Lima. Quatre ans plus tard, je suis revenu en France, en novembre 1967.

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Vernissage avec Lisbeth, 1969
« Vélasquez mis à nu accompagné des menines en 53 tableaux »

Peu après, en 1968, je me suis rendu avec Lisbeth, mon épouse, à Barcelone, où était inauguré le musée Picasso, et j’ai pu voir sa série sur Les Menines. C’est là que j’ai ressenti un véritable choc. Je me suis rendu compte que Picasso avait réalisé une œuvre magistrale de déstructuration, mais qu’il n’avait pas pris en compte un aspect très important : la temporalité. Le génie de Vélasquez consiste à fixer, sur la toile, un instant de la continuité temporelle. Picasso n’a pas réussi cette instantanéité dans sa peinture, contrairement à Bacon.

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Série Picasso, 1969

Don Pablo avait réalisé en 54 tableaux la série des menines en deux mois et demi. Dès mon retour à Paris, je me suis enfermé dans mon atelier pendant deux mois et demi et réalisé en 53 tableaux. Ma série s'intitulait, « Vélasquez mis à nu accompagné des menines en cinquante trois tableaux ». Il faut bien tuer le père n’est-ce pas ?

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Étude d'après Ingres, 1972

Rien n’est tiré du néant, surtout dans le domaine des arts. Il y a deux façons de concevoir la présence inévitable du langage du passé : soit intuitivement, soit délibérément. J’étais dans la pure forme et dans l’intuition jusqu’en 1967, mais suite au choc ressenti devant Picasso à Barcelone, j’ai décidé d’entreprendre des recherches. J’ai cessé de concevoir la peinture pure en tant que finalité, et décidé de l’utiliser pour véhiculer la pensée. Mais pour être un tel véhicule, elle doit séduire. La séduction de la peinture n’est pas celle qu’exercent les play-boys ou les jolies filles des défilés; c’est sa capacité d’attirer et de développer la sensibilité et l’intelligence du spectateur.
J’ai décidé d’interroger les artistes du passé dans le but de m’enrichir sur les plans formels et conceptuels. Par exemple, en 1972, dans le cabinet des dessins du Louvre, j’ai pu disposer de l’œuvre dessinée d’Ingres. J’ai voulu me soumettre à une espèce de lavage de cerveau, pour ne pas dessiner comme Braun-Vega, mais entrer dans la gestualité d’Ingres. Puis j’ai fait la même chose, en 1975, avec les gravures du cabinet des estampes du Rijksmuseum, où l’on m’a permis d’avoir entre les mains les gravures de Rembrandt. J’ai passé quinze jours dans le cabinet des estampes à les étudier, à prendre des notes pour en mémoriser la technique et le contenu narratif.

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Série Poussin, 1974

Depuis quelques décennies, je travaille sur la mémoire du spectateur à trois niveaux : la mémoire individuelle, la sociale et l’historique. Les enfants, et aussi les adultes les moins préparés, peuvent avoir accès au premier niveau. Les deuxième et troisième seront plus facilement accessibles aux spectateurs politiquement et/ou culturellement mieux formés. Pour faciliter la compréhension de mon travail, j’ai dû l’ajuster formellement, mais aussi perfectionner la technique très libre que j’avais utilisée auparavant pour réussir à mettre ensemble dans un même espace pictural des formes depuis les plus orthodoxes jusqu’aux plus contemporaines. En disant cela, je parle de la réalisation plastique... De plus, dans son contenu conceptuel / narratif, mon travail doit être un témoignage ; il doit interpeller la mémoire du spectateur qui par son regard et sa réflexion recrée l’œuvre selon ses connaissances et son expérience vécue.

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Série Pérou-Espagne, 1992

Pour moi, le dessin est une œuvre à part entière. Je ne fais pas de croquis ni de dessins préparatoires pour mes tableaux. Depuis 1975, je ne fais même plus de dessin complet sur la toile. Je l’exécute à mesure qu’avance le tableau. Je peux procéder ainsi parce que je « vois » le tableau avant de le commencer, dans la mesure où j’utilise ce que l’on pourrait appeler la mémoire prospective. Pour la même raison, je ne peux pas faire deux tableaux en même temps, parce que j’ai besoin de toute ma mémoire pour construire le tableau sur lequel je travaille.

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Dans l'atelier avec Lisbeth,
1997

Les transferts d’encre d’informations de presse que je fais dans mes tableaux ont une fonction plastique dans la construction de l’œuvre. Comme j’en choisis le contenu, ils remplissent aussi une fonction d’information sur les situations sociales et politiques et les événements contemporains du moment où j’ai fait ce tableau. J’espère ainsi orienter sa compréhension sociale ou politique. Mon attention est attirée par les conséquences des rencontres qui se sont produites sur le continent américain à partir de 1492, de façon violente et dans des temps très courts. Cela a eu comme conséquences le syncrétisme et le métissage qui caractérisent notre identité américaine.

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Portrait de J.-R. Ribeyro,
1978

Depuis que j’ai commencé à faire des portraits en 1978, j’utilise la photographie. J’ai compris son utilité alors que je réalisais le portrait de l’écrivain Julio Ramón Ribeyro, que j’ai « martyrisé » en le faisant venir pour poser quinze jours consécutifs. Pour moi, la photographie est un auxiliaire de la mémoire. Voilà pourquoi lorsque je voyage, je fais des travaux photographiques qui me servent ensuite pour introduire des éléments dans mes tableaux.

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Avec Alain Jouffroy et Lisbeth,
XXXIX bienal de Venice, 1980

Nous vivons à une époque très sollicitée par les images et, en particulier, les images de violence. Au cinéma, quand on se prend au jeu de l’artifice, ou bien chez soi devant les journaux télévisés, souvent à l’heure des repas, on se trouve exposé à la distanciation et à la froideur face aux événements dont on est témoins. En peinture, pour que le contenu puisse passer, il doit séduire, c’est-à-dire être attrayant dans sa construction picturale. C’est seulement ainsi que la violence du contenu peut se transmettre d’une manière efficace.
Dans ma peinture, il y a une sensualité froide, comme dans celles d’Ingres et de Poussin. C’est sensuel, mais comme c’est également intellectuel, cela crée une distanciation. Humour et ironie sont indispensables pour aborder les choses graves.

Il me semble qu’il serait intéressant de réaliser un séquençage des variantes constitutives de « l’être » des œuvres d’art de la même manière qu’on peut le faire d’un génome humain. Sans crainte de trop m’avancer, je crois qu’on trouverait dans ces « variantes constitutives » un séquençage d’alliances et d’éléments syncrétiques originaires de diverses cultures. Je préfère laisser ce travail, à des historiens érudits.
Cela fait plus de quarante ans que je travaille sur la mémoire des spectateurs et dans ces dernières années je fais apparaître les filiations qui tissent mon œuvre.

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Avec Jean-Luc Chalumeau
devant “Caramba” (2013).
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Avec Violette dans l'atelier (2013).