Herman BRAUN-VEGA
Artiste peintre (1933-2019)

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BRAUN-VEGA : Le David de l'Amérique Latine ?

Texte de Jean-Clarence LAMBERT extrait du Catalogue de la rétrospective de 1989 au musée de Maubeuge.

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Ingres et ses modèles à Manhattan
Braun-Vega 1972

Chaque époque porte un regard particulier sur les œuvres du passé. Chaque époque et chaque artiste. C'est du reste pourquoi l'histoire de l'art est toujours à refaire, elle perd et retrouve sans cesse des œuvres - même des chefs-d'œuvres. C'est bien plus une mémoire qu'une histoire : une procession de présences, de fantômes, d'oublis et d'apparitions. Voir, faut-il le rappeler ? n'est pas une fonction passive, mais un acte de conscience : la caméra photographique ne voit pas : elle enregistre. Voir, c'est imaginer, former et déformer des images, penser avec les yeux, selon le titre d'un livre récent sur l'art latino-américain, dû à l'argentin de Paris Damian Bayón.

Le propre des grandes œuvres, c'est de nous faire voir plus que ce qu'elles nous montrent. Quand nous n'y voyons que ce qu'il y a, c'est que nous n'avons pas d'imagination, ou que nous sommes victimes (plus ou moins consentantes) de l'autorité, de l'académisme. Et il y a aussi des tabous esthétiques, les plus surprenants, les plus tenaces... Or, la modernité, qui se définit en art comme liberté absolue, en est venue à bout, non sans mal. l'artiste moderne est celui dont l'esprit créateur connaît le moins d'inhibitions. Il n'est pas gêné par le va-et-vient conscient-inconscient, latent-manifeste ; les processus oniriques (transformation, condensation, déplacements spacio-temporels) ne lui sont pas étrangers non plus.

C'est ainsi qu'une peinture aussi froidement passionnée que celle de Herman Braun-Vega est devenue possible.

Elle nous est exactement contemporaine comme celle de David l'était de la Révolution Française. Il se pourrait bien que H.B.V. soit le David de l'Amérique Latine. (Mais où est sa révolution ?)

David prenait pour modèle l'Antique tel que son époque l'imaginait d'après Winckelman : il confrontait le nu héroïque à l'habit du Conventionnel. Chez H.B.V., il y a me semble-t-il, un analogue mouvement de pensée : sauf que son Antiquité à lui, c'est l'Espagne et la Hollande du Siècle d'Or, le Classicisme français, l'impressionisme. Et, comme David, il est requis par le spectacle qu'il a sous les yeux : né au Pérou d'une mère péruvienne et d'un père autrichien, son obsession, c'est le destin de l'Amérique du Sud, terre de démons et de merveilles, creuset ethnique pour une farouche vitalité et un malheur inguérissable.

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Diane des tropiques (Boucher)
Braun-Vega 1987

Terre de violence, aussi : H.B.V. est un violent. Tendre, voire sentimental, mais violent. Peut-on en effet maltraiter les chefs-d'œuvres européens pire qu'il ne fait ? Arracher une Odalisque d'Ingres à son harem langoureux pour l'asseoir sur une poubelle dans une rue de New-York ? Jeter la Diane au bain de Boucher en pleine pampa ? Déporter la naine des Ménines sur une plage du Pacifique Sud où se trouvent déjà quelques Majas de Goya ?... Et les Tricheurs de La Tour ? À Cancun, où les Chefs d'État viennent tricher ! C'est proprement vertigineux... Il est vrai que les choses peuvent se passer ainsi dans notre tête, et même qu'elles s'y passent. Picasso a donné l'exemple : il s'est introduit chez Velasquez quand celui-ci peignait les Ménines, il a enlevé quelques Sabines à Poussin, lui-même en actif Enlèvement...

Quant à la tendresse, chez H.B.V. on la trouve, par exemple, dans son Déjeuner sur l'herbe : après Giorgione et Manet, pourquoi ne pas le transporter chez les "bons sauvages", ou sur la plage familiale de Barranco, avec un pique-nique d'ananas, de papaye et de pastèque ? "Ma barbarie", disait Gauguin; "mon pays" dit H.B.V.

Tout ceci ne va pas, puisque nous sommes en modernité, sans une forte dose de parodie. Mais parodie sérieuse ! L'humour quand il affleure, ne peut être que noir, très noir. Et je subodore aussi un sentiment mếlé, amer, que je connais. Ça tient de la gueule de bois, de la déception rageuses, du désir trompé. Je l'ai éprouvé, pour ma part, après "les événement de Mai" (68 bien sûr) : alors je fis sous forme de poème, ce que H.B.V. allait peindre en 84, de façon vengeresse : avec la dépouille mortelle de Che Guevara, une leçon d'anatomie. H.B.V. a encore un peu plus "désespéré" la scène en la situant "à la campagne" et en adjoignant au sinistre général bolivien Ovando quelques domestiques indifférents et une cuisinière au grand couteau...

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Bolivar, luz y penumbras (Goya)
Braun-Vega 1983

Le peintre a multiplié ce genre de "contre actualités" accusatrices, provocatrices. L'une des plus complexes, des plus chargées me paraît être le diptyque sur bois Bolivar, lumière et pénombre, peint pour le 2e centenaire. et qui est une allégorie hallucinée de l'Amérique Latine et de son histoire dominée, comme le dit Octavio Paz, par "ces maladies endémiques que sont l'inauthenticité et le mensonge". L'une des plus récentes œuvres de H.B.V. montre les vieilles maquerelles de Goya interrogeant leur miroir; sur le dos du miroir, il y a les initiales haïes du FMI ; une jeune et belle Péruvienne passe devant, avec ses deux enfants, nus comme elle : que lui importe la Dette ? "La réalité est ainsi", affirmait déjà un tableau de 1985, avec Vermeer au bord de l'océan, peignant un Mondrian et entouré d'enfants liméniens nullement concernés. Oui, la réalité est ainsi que je l'imagine, et l'histoire un cauchemar "dont je cherche à m'éveiller" disait Joyce, "que je tente d'exorciser", semble nous dire Herman Braun-Vega. Ses tableaux sont-ils autant d'exorcismes ?

Jean-Clarence LAMBERT
Juin 1989