Herman BRAUN-VEGA
Artiste peintre (1933-2019)

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Braun-Vega
ou
La peinture
"encore plus peinture"

Texte de Jean-Luc CHALUMEAU extrait du Catalogue des expositions de 2005 à Lyon et Paris.

Il n'est pas besoin d'être un expert pour voir ce qui saute aux yeux dans tout tableau d'Herman Braun-Vega : C'est superlativement bien peint. Naturellement, ce n'est pas l'essentiel et nous allons nous expliquer là-dessus, mais il n'empêche : à l'esthétique dominante du mal peint - et même carrément du non-peint - qui règne depuis à peu prés le milieu du XXe siècle, Braun-Vega n'a jamais cessé de répondre par la proclamation de son amour de la Peinture avec une majuscule, celle de Velasquez, de Goya de Picasso (surtout celui d'avant 1963), de Rembrandt, Poussin, Ingres, Cézanne et tant d'autres.

L'avalanche de noms célèbres ne doit pas nous induire en erreur : cette peinture n'est pas "cultivée" au sens où le fut la pittura colta d'assez triste mémoire. Braun-Vega n'associe pas les références à des chefs d'œuvre pour la simple satisfaction de citer ce qu'il admire dans l'histoire de l'art. Il y a autre chose, car ce maître dans l'art de peindre est aussi et peut-être d'abord un militant.

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Après le bain... (Vélasquez, Rembrandt, Picasso), 2000

Prenons appui sur une œuvre de 2001 intitulée Après le bain... (Vélasquez, Rembrandt, Picasso). Au premier abord, le peintre semble entretenir un rapport sensoriel et sensuel avec son tableau, car voici une multitude de nus. Nus "réels" ou nus empruntés à d'autres peintres, ils sont une bonne douzaine curieusement assemblés. Or le nu n'est pas ici exaltation de la chair : ces personnages ont des origines différentes, ils appartiennent à des races et des pays multiples, et c'est ce que veut signifier le peintre, car le nu permet de rendre compte avec exactitude des caractères ethniques de la personne désignée. Ce petit garçon accroupi au premier rang est typique de l'Amazonie péruvienne (Braun-Vega est lui même né au Pérou), et la femme à gauche, est non moins typiquement une métisse comme il y en a beaucoup à Lima.

Le jeune indien qui nous regarde est placé devant la Vénus au miroir de Vélasquez qui lui tourne le dos, manière de dire que la belle Espagnole dédaigne l'Amérique du Sud. Elle se contemple dans un miroir : narcissisme emblématique de l'attitude de l'Espagne d'autrefois qui pilla ses colonies américaines pour que son aristocratie décadente puisse jouir de la vie dans l'oisiveté. Mais allusion aussi au fait que les banques hispaniques d'aujourd'hui investissent abondamment sur les nouveaux marchés d'outre-atlantique alors que les "latinos" venus d'Amérique du Sud continuent d'être méprisés par la bonne société madrilène.

La vénus représentant l'Espagne regarde aussi, au-delà de son miroir, vers une de ses homologues en la figure de Bethsabée selon le hollandais Rembrandt. Or les Pays-Bas ont subi eux aussi l'occupation espagnole. Évidemment, au moment où Rembrandt peint sa Bethsabée, ou bien les miliciens empanachés de la Ronde de nuit, le danger est loin et l'on ne se bat plus contre le colonisateur : ces messieurs qui prennent tant de soin de leur costume militaire ne savent plus guère que parader et festoyer entre hommes. Braun-Vega a tout cela en tête, qui n'est certes pas directement visible dans le tableau. Nous voyons seulement, derrière Bethsabée et toujours dans la direction du regard de la vénus retournée, Les Demoiselles d'Avignon, chef d'œuvre de l'Espagnol Picasso occupé par cinq incroyables nus qui forment comme un rideau de fond. L'Espagne répond à l'Espagne et les nus répondent au nu : dans ce jeu de correspondances élégant et subtil, Herman Braun-Vega ne perd jamais de vue la question centrale qui le préoccupe : celle des relations entre l'Amérique latine et l'Europe. Car l'Espagne n'est pas la seule aujourd'hui à tourner le dos au sous-continent : la France, patrie d'adoption du peintre, est également dans ce cas et encore l'Allemagne, ce qui le navre (pas seulement parce que ce péruvien a aussi du sans austro-hongrois...)

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Los Caprichos del F.M.I.(Goya et Picasso), 2003

Un ami de Braun-Vega, le peintre Peter Saul, lui a suggéré de se faire davantage lisible, tant il est vrai que l'arrière-plan politique d'Après le bain n'est discernable que par ceux qui connaissent bien la démarche d'Herman. Alors il a peint, par exemple en 2003, Los caprichos del F.M.I (Goya y Picasso) dans laquelle il a glissé au moins une clé à notre intention. Si bien que les vieilles coquettes empruntées à Goya, parce qu'elles examinent un dossier aux initiales du Fond Monétaire International, ne peuvent être que des allégories des fonctionnaires de la fameuse institution financière chargée de faire la police des politiques économiques des pays dits émergents. Derrière elles, venus d'un autre tableau de Goya, quelques uns de ces mêmes experts, dont l'un armé d'un clystère, qui discutent du traitement qui sera imposé à un pays latino-américain (il y a un paysage maritime visible au-delà d'une baie, en arrière plan, avec des pêcheurs typiques en train de pousser une barque). Le traitement est connu : réduction drastique des dépenses publiques et limitation non moins brutale des importations pour revenir aux sacro-saints équilibres (budgétaire et de la balance des paiements), ceux-là mêmes dont se dispensent pour eux-mêmes les maîtres du F.M.I., c'est-à-dire les États-Unis. Ce qui va signifier la chute du niveau de vie de ceux qui sont déjà pauvres, tel le jeune garçon au maillot rayé, un petit latino qui se sert sur une table pliante au premier plan. En l’occurrence une nature morte de Picasso (1919) avec une cruche bien reconnaissable et des fruits. Le garçon a fait son choix, piégé qu'il est par l'histoire : il prend une pomme, en négligeant les fruits qui poussent traditionnellement chez lui (ajoutés par Braun-Vega). L'économie locale est condamnée par les pseudo-experts. Les vieilles peuvent glousser et minauder : les victimes de leurs remèdes ne sont pas en état de protester. Comme le petit latino, elles subiront docilement la potion qui aggravera leur mal.

La révolte du peintre est-elle plus "lisible" ici ? Ce n'est pas sûr. Dans un tableau, observe Braun-Vega, tout est donné d'un seul coup et l'on est généralement arrêté parce que l'on ne comprend pas. Mais ce n'est pas grave : la peinture est à goûter progressivement, surtout lorsqu'elle est construite selon l'esthètique syncrétique de Braun-Vega, organisée, du point de vue formel, selon son système des "trois mémoires". Il y a, dans ses tableaux, la représentation de la mémoire historique à travers l'iconographie du passé (Vélasquez, Rembrandt, Goya...), puis la représentation de la mémoire sociale ou politique à travers les événements du monde (la politique économique ultra orthodoxe imposée par le F.M.I. aux pays pauvres, l'exploitation de ces mêmes pays par les entreprises multinationales d'origine européenne ou nord-américaine...), enfin la représentation de la mémoire quotidienne du peintre (c'est à dire tout ce qu'un enfant peut reconnaître dans le tableau et associer à son vécu, tel le petit indien accroupi d'Aprés le bain...). Herman Braun-Vega n'est jamais plus heureux que lorsqu'un enfant "entre" dans ses tableaux et y trouve matière à s'enthousiasmer. Ce qui ne veut pas dire qu'il est mécontent quand, avant toute lecture, un adulte commence par dire : "comme c'est bien peint ! ". Ainsi que l'a fort bien remarqué le peintre Eduardo Arroyo à propos des tableaux de son confrère Herman, "mélangée à autre chose, la peinture devient encore plus peinture". Il n'y a pas de peinture plus consciemment "mélangée à autre chose" que celle d'Herman Braun-Vega, et voilà pourquoi plus nous la contemplons plus nous y découvrons comment elle est "encore plus peinture". Pour notre plus grand plaisir et notre admiration.

Jean-Luc Chalumeau
Janvier 2005