Herman BRAUN-VEGA
Artiste peintre (1933-2019)

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Paysages - Mémoires

Par Jean‑Luc Chalumeau

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Portrait de Jean‑Luc Chalumeau par Braun‑Vega.

C'est d'un art antérieur que naît tout art, et "c'est à l'appel des formes vivantes que resurgissent les formes mortes". Ces formules fameuses d'André Malraux sont reçues aujourd'hui, bien souvent, comme l'évidence même. Mais alors, que sont venus faire naguère le mouvement surréaliste, l'art brut, mille propositions tonitruantes d'artistes se disant résolus à en finir avec l'art ?

Nous avons assisté, en fait, depuis à peu près un siècle, à une gigantesque entreprise d'éloignement de "l'art" des formes antérieures qui ont été les siennes. Paradoxe : cette entreprise a été le fait d'hommes qui se disaient artistes : ils ont occupé en effet les fonctions sociales dévolues aux créateurs de formes alors qu'ils en étaient les destructeurs impitoyables. Ils ont été portés au pinacle par les officiels de la "culture" alors même qu'ils insultaient ces derniers.

A ceux qui aiment Poussin, Cézanne, Ingres ou Mondrian et s'en nourrissent, est réservé par exemple le terme d'enculturés par Jean Dubuffet, lequel ne voit par ailleurs aucun inconvénient à incarner personnellement la peinture française à la Biennale de Venise.

C'est en solitaire qu'un peintre de notre temps, Herman Braun-Vega a voulu relever depuis plus de quinze ans, à sa façon, l'insupportable défi à la culture qui a condamné deux générations de peintres, rien qu'en France, à la stérilité et à la névrose. Le voici rejoint aujourd'hui par une cohorte de jeunes artistes qui "citent" à tour de bras, qui retournent au musée et présentent une peinture dite "cultivée", tout particulièrement en Italie et en Allemagne. Ils apporteraient, si l'on en croit certains commentateurs à la mode, le dernier cri de l'art, traduisez : du prêt-à-porter artistique.

Il faut sans doute se réjouir de ce retour, mais peut-être craindre aussi que les troubles délectations esthétiques offertes dans la hâte par les vedettes de la peinture-marketing procèdent davantage d'une bonne connaissance des stratégies de la communication que d'une intelligence profonde du langage de la création.

C'est ce langage qu'Herman Braun-Vega interroge : chez Rembrandt et Velazquez, Ingres et La Tour, Manet et Monet, tant d'autres peintres admirés... C'est de ce langage qu'il ose nourrir sa propre peinture, avec un immense respect qui n'exclut pas une dose d'affectueuse impertinence, et beaucoup de liberté dans l'emprunt des termes.

Un langage, mais des styles. La peinture d'Herman Braun-Vega aborde de front le problème de l'autonomie de l'œuvre, dès lors qu'elle procède délibérément d'insertions de matières et manières apparemment hétérogènes. A ceux qui s'étonneront de voir l'écorché du professeur Tulp muni d'un pied à la Picasso, on pourra répondre que les plus beaux reliquaires médiévaux incorporent souvent des pierres antiques (La leçon... à la campagne d'après Rembrandt, 1984, acrylique sur toile).

La juxtaposition des styles fut la règle dans le passé, note Meyer Schapiro, "on n'éprouvait pas le besoin de restaurer un ouvrage endommagé ou de compléter un ouvrage inachevé dans le style d'origine..." (Style, artiste et société. p. 48, Gallimard). L'idéal rigoureux de la cohérence est essentiellement moderne. Si, à toutes les époques, les artistes mettent tous leurs efforts à créer des œuvres douées d'unité, cette dernière a régulièrement brassé le multiple jusqu'à ce que de modernes ukases condamnent le peintre à ne plus creuser qu'un unique sillon. Il fallait être Picasso pour oser bousculer cet impératif catégorique et déblayer de la sorte un terrain sur lequel ses successeurs n'ont pas été nombreux à s'égayer.

Herman Braun-Vega est de ceux-là, mais il ne renoue pas avec le langage pictural de ses anciens pour le subvertir : s'il casse des images célèbres, s'il opère en elles des déplacements de sens insolites, c'est pour affirmer et témoigner, non pour nier.

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¡Caramba!
Cézanne, Goya, Ingres, Matisse, Picasso, Rembrandt, Vélasquez, sept peintres qui symbolisent la famille de Braun‑Vega
1983

Affirmer, premièrement, que les peintres appartiennent à une même famille. Braun-Vega a réalisé en 1983 une sorte de tableau-manifeste, qu'il a intitulé ¡ Caramba ! (expression espagnole, interjection dénotant l'étonnement ou la colère). Il s'agissait de répondre à une question posée pour une exposition collective : "Quels sont vos maîtres en peinture ? Voulez-vous réaliser une œuvre qui révélera de manière aussi immédiatement visible que possible vos références picturales : en somme, le tableau par lequel vous témoignez de ce qui vous concerne directement dans l'histoire de l'art."

Voici le commentaire d'Herman, qui accompagnait ¡ Caramba ! : "Dans le fond à droite, à côté de la porte, un pan de mur recouvert d'un papier peint de Matisse, sur lequel on peut voir accroché Le Bain Turc d'Ingres (vers 1862). Par la porte ouverte, on voit un paysage, Les Peupliers de Cézanne (vers 1880). La nature morte au milieu est composé d'un fragment de Chandelier, pot et casserole émaillée de Picasso (1945) et d'un détail de Pommes et oranges de Cézanne (vers 1895). D'un côté de la table, on trouve un personnage des Caprichos de Goya (gravure n° 69 Sopla) utilisant un enfant comme soufflet pour éteindre la bougie de Picasso. Son tablier porte l'inscription "I love the neutron bomb". Aux pieds de ce personnage, deux petits monstres talidomisés par Goya (Gravure n°20 Ya van desplumados). En face, Cézanne offre une pomme -- le péché de la connaissance ? -- au spectateur. Au milieu, assis dans un rocking-chair, Picasso, son front dans l'axe du tableau, de la peinture, de ma peinture ? Derrière lui, Rembrandt qui appuie sa main sur mon épaule, car je suis présent dans ce tableau (égotisme!), dans la position même que prenait Velazquez dans las Meninas et Goya(qui se représente lui-même dans la position de Velazquez) dans son tableau La famille de Charles IV (1800-1801). Sept peintres donc, comme les sept doigts de la main de Picasso."

Sept peintres qui symbolisent la famille de Braun-Vega, étant étendu que bien d'autres encore y figurent, de tableau en tableau. A ceux qui voudront observer que tout le monde est mort dans cette famille, sauf Braun-Vega lui même, on rappellera qu'une série récente (exposée Galerie Lucien Durand) a été entièrement consacrée aux peintres vivants, les frères d'Herman, qui ont noms Arroyo, Dewasne, Erró, Velickovic, Fromanger...

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La leçon à la campagne (Rembrandt)
1984
195 × 300 cm - Acrylique sur toile
Collection du Mémorial de l'Amérique Latine, Sao Paulo, Brésil [lang=default]Collection of the Latin America Memorial, Sao Paulo, Brasil

Affirmer, deuxièmement, que la peinture n'est pas innocente, qu'elle est toujours située socialement et même politiquement, et que le "message" du peintre dépasse singulièrement -- qu'il le veuille ou non -- le jeu des formes et des couleurs qu'il déploie sur sa toile.

Un tableau de Rembrandt fascine entre tous Herman Braun-Vega, c'est La leçon d'anatomie déjà citée. On en connaît l'anecdote : des notables d'Amsterdam demandent à Rembrandt de faire leur portrait ensemble : c'est sa première commande officielle, il a vingt-six ans. Malgré sa timidité devant Jacob Koolveld, qui parle pour les autres et qui voudrait, selon l'usage, un alignement conforme à la hiérarchie sociale du groupe, il impose sa conception du tableau à faire : un mouvement naturel des auditeurs de Tulp autour du corps que le chirurgien a magistralement dépecé en public en janvier 1632.

Mais ce que Rembrandt ne peut dire, c'est que le cadavre l'intéresse infiniment plus que le visage des fantoches. Une pyramide s'élève bientôt, dont le mort est la base lumineuse et verdâtre. Les sept bourgeois qui sont là, pleins de leur importance et du sérieux de leurs fonctions, reçoivent la lumière de cette dépouille proche de la pourriture, l'unique objet du tableau.

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Comparaison du cadrage adopté par Rembrandt pour la tête d'Adriaensz et de celui de la photo de la dépouille d'Ernesto Che Guevara.

Qui donc était le mort, Adriaen Adriaensz, alias Aris Kindt, de Leyde, la ville natale du peintre ? Un pauvre hère, un demi-clochard connu pour son goût de l'alcool. Ce que les clients de Rembrandt ne peuvent savoir, ce que cessent de raporter les histoires de l'art, c'est ce qu'a découvert Braun-Vega et que confirme de manière éclatante l'organisation plastique de La leçon.

Rembrandt connaisait Adriaensz, son aîné de deux ans ! Il avait été son compagnon de jeu, peut-être, dans les dunes qui séparent Leyde de la mer. Adriaensz, un brave garçon devenu plus tard un pauvre bougre sans travail, avait fini par voler un manteau à Amsterdam, un unique manteau destiné à le protéger du froid en ce dur mois de décembre 1631. Pas de chance : les magistrats de la ville avaient besoin de faire un exemple pour que l'ordre règne, en un temps où les gueux grouillaient dans les cités. Adriaensz fut condamné à être pendu pour avoir menacé la quiétude de classe du bourgeois qui découpe maintemant doctement devant nous son pauvre corps blême.

Tulp et les autres, les Mathijs Kalkoen, Jacob Koolveld, Adrian Slaban et autres Jacob Block, insupportables de vanité bouffie et de cruauté bien-pensante, comment Braun-Vega ne les verrait-il pas en songeant aux oligarchies fascisantes qui ruinent l'Amérique latine ? Tulp en sera donc l'autorité galonnée et ricanante, assisté par une paysanne péruvienne hilare, qui lui tend un énorme couteau de boucher. Une autre plume une volaille, vaguement intéressée par la scène : masses latino-américaines, quand donc serez-vous conscientisées ?

Lorsque Guevara tombe dans le maquis bolivien, un photographe est requis pour fixer l'image du Che enfin devenu inoffensif. Regardez la photo : elle correspond exactement au cadrage adopté par Rembrandt pour la tête d'Adriaensz. Braun-Vega ne croit pas au hasard : il y a des connivences qui s'imposent à l'inconscient et que seul peut repérer celui qui a voué sa vie à faire des tableaux. Braun-Vega aime la complicité qui unit, à travers son art, le guerillero abattu au flamand supplicié pour un manteau.

Refaisant pour ¡ Caramba ! l'autoportrait de Cézanne, Herman découvre avec stupeur que le maître d'Aix avait lui-même repris, pour se représenter, un autoportrait de Rembrandt dont il avait extrait l'organisation picturale, et notamment tout le jeu de l'ombre et de la lumière sur les pommettes...

Oui, décidément, la peinture se nourrit de la peinture et il convient d'affirmer avec Braun-Vega que, troisièmement, si l'intégration de la peinture des autres est une nécessité pour tout peintre, encore convient-il qu'elle participe à la création d'un projet plastique original. C'est là que le spectateur est invité à observer comment la touche de Braun-Vega sait s'identifier à la facture d'un Monet, par exemple (En attendant... d'après Monet et Manet, 1984) ou comment son "jus" pictural sait retrouver l'esprit des glacis d'un Ingres. L'esprit, non le secret de fabrication : ni plagiaire, ni faussaire, Braun-Vega aime trop les peintres pour platement les recopier.

Il saisit la substance de chacun pour la projeter librement dans des compositions d'une étonnante liberté d’exécution. Le grain de la toile écrue est largement préservé selon de vastes réserves faisant habilement jouer les uns dans les autres les avant et les arrière plans (Le bain à Barranco d'après Ingres, 1984). En aucun cas, le ou les tableaux cités ne sont "plaqués", dans une œuvre de Herman Braun-Vega : ils y sont naturellement à leur place, faisant partie de l'ensemble.

L'art, prétexte de l'art ? Comme toujours, certes ! Mais on aura compris que Braun-Vega a choisi de faire du prétexte même la condition nécessaire de son travail.

Condition nécessaire, mais non suffisante : la réalité du monde est présente aussi, avec ses contrastes qui sont trop souvent d'insurmontables contradictions. Braun-Vega a besoin du réel le plus quotidien, voire le plus politique, pour accompagner l'irréalisme flamboyant qu'il repère dans l'histoire des formes. Ce peintre me paraît pousser à la limite ce qui caractérise notre art "contemporain" : pour la première fois peut-être, un art ne peut être défini par sa date.

On ne parle pas de la peinture d'aujourd'hui comme on parle de la peinture renaissante ou baroque. La peinture serait-elle parvenue au terme ultime d'une très longue aventure ? C'est l'heure en tout cas du face-à-face de l'esprit avec ses possibilités désormais mesurables, avec ses structures maintenant mises au jour. Herman Braun-Vega apporte sa pierre au bilan en cours. Il le fait avec une technique longuement mise au point et surtout l'évidence du bonheur de peindre : par les temps qui courent, ce n'est pas rien.

Jean-Luc CHALUMEAU
Juillet 1984
Extrait du catalogue de l'exposition de 1984 au Théâtre du Rond-Point à PARIS.